Les testaments, tant notariaux que spirituels, s’ouvrent post mortem. Mais aujourd’hui, à l’ère médiatique, on en trouve parfois du vivant des personnes. Les Dernières conversations de Benoît XVI (Pape émérite n’est pas mentionné), sous la direction de Peter Seewald, sont proposées comme « testament spirituel, legs intime et personnel du pape qui est parvenu plus qu’aucun autre à attirer l’attention tant des fidèles que des non croyants sur le rôle de l’Eglise dans le monde contemporain » (Fayard, Paris 2016, 288 p., 22 euros).
Voilà ce qu’on peut lire sur le dos de couverture de ce bestseller, qui laisse un profond goût amer. Nous sommes face à des mémoires, réflexions, commentaires d’un professeur et d’un fonctionnaire en retraite qui a travaillé pour l’Eglise, plus que servi l’Eglise.
Il s’agit d’un texte très important, à conseiller surtout à ceux qui s’étaient illusionnés sur le fait qu’avec Benoît XVI ils auraient pu retrouver la Foi authentique. Ce livre suscite une profonde douleur; mais il est fondamental car il parle à qui n’aurait pas encore compris que les causes de la crise pandémique de l’Eglise sont à rechercher dans le Concile Œcuménique Vatican II, auquel le jeune Joseph Ratzinger, formé sur la théologie d’avant-garde, participa en qualité de conseiller théologique du Cardinal Josef Frings.
Il apparaît avec une évidence manifeste que les progressistes l’emportèrent au Concile : « Qu’est-ce qui vous a fasciné dans le cadre du Concile ? » demande le journaliste. « Pour commencer, tout simplement l’universalité de l’Église catholique, la polyphonie, la rencontre avec des gens venus des quatre coins du monde, le fait qu’ils soient tous unis dans le même épiscopat, qu’ils puissent parler ensemble et chercher une voie commune. La rencontre avec de grandes personnalités, rencontrer Lubac, par exemple, lui parler, même, Daniélou, Congar, tous les grands, c’était extrêmement stimulant pour moi. Et aussi discuter dans le cercle des évêques. La diversité des voix donc, côtoyer des gens remarquables, qui étaient en plus des décideurs, ces moments sont vraiment inoubliables».
Il était en ligne avec le camp progressiste : « À l’époque cependant, être progressiste ne s’inscrivait pas dans une rupture avec la foi, on cherchait à mieux la comprendre, à mieux la vivre, en se rattachant aux origines. Je pensais encore que c’était ce que nous voulions tous. De célèbres progressistes comme Lubac, Daniélou, et d’autres partageaient ces idées. La deuxième année du Concile, l’infléchissement était déjà perceptible, mais il ne s’est vraiment affirmé qu’au fil des ans». Si les effets ont toujours une cause, il est clair que ce furent précisément les Lubac, Daniélou, Congar qui firent dérailler le train de l’Eglise, apportant corruption doctrinale, désacralisation, désordre, insubordinations.
L’attitude de Ratzinger par rapport au Concile change déjà au cours des années 60, mais ses critiques ne trouvent pas de solutions, parce qu’il a toujours recherché l’erreur dans l’interprétation et l’application des textes, mais jamais dans les textes eux-mêmes. Benoît XVI est un fervent défenseur de la liberté religieuse, de l’œcuménisme, de la collégialité, éléments évidents de fracture avec l’Eglise préconciliaire.
Ses interventions de 1966 au Katholikentag de Bamberg dressent un bilan qui exprime le scepticisme et la désillusion postconciliaire. Un an après, lors d’un cours à Tubingen, il déclare que la foi chrétienne est enveloppée « de la nuée de l’incertitude comme jamais auparavant dans l’histoire ». Pourquoi ? « Les évêques voulaient renouveler la foi, l’approfondir. Mais d’autres forces ont joué, de plus en plus fortes, en particulier les journalistes qui ont réinterprété beaucoup de choses. À un moment, les gens se sont demandé : eh bien, puisque les évêques peuvent tout changer, pourquoi ne pouvons-nous pas tous en faire autant ? La liturgie a commencé à s’effriter et à céder à l’arbitraire. On a pu constater rapidement que ce qui partait d’une bonne intention était entraîné dans une autre direction. À partir de 1965, j’ai donc considéré de mon devoir d’exposer clairement ce que nous voulions réellement et ce que nous ne voulions pas
Tout, pour Benoît XVI, rentre dans une dynamique évolutive de mémoire hégélienne. Comment ne pas faire référence, alors, au livre rigoureux que Mgr Bernard Tissier de Mallerais publia en 2012 (Editions du Sel), L’Etrange théologie de Benoît XVI. Herméneutique de continuité ou rupture ?. On pourra trouver, à la lecture de cet essai, de sérieuses réponses adaptées à la façon dont le pape Ratzinger parvient, aujourd’hui encore, au beau milieu de la tragédie ecclésiastique et catholique actuelle, à résoudre ses remords de conscience.
«On se demande évidemment si on a bien fait les choses. C’était une question à laquelle on ne pouvait pas se dérober, surtout quand on a vu que tout allait à vau-l’eau. Le cardinal Frings a eu de très vifs remords par la suite. Pour ma part, j’ai toujours été conscient que ce que nous avions dit et imposé concrètement était bon, et devait être fait. Nous avons bien agi en soi, même si nous n’avons certainement pas évalué correctement les conséquences politiques et les répercussions concrètes. Nous avons trop pensé aux aspects théologiques et insuffisamment réfléchi aux effets que tout cela risquait d’avoir».
Tout cela a mené à une Passion de l’Eglise sans précédents, qu’il sera impossible de résoudre sans l’intervention divine. Les théologiens arrogants qui ont mené le Concile pastoral Vatican II ont délibérément révolutionné un ordre qui depuis deux-mille ans s’était alimenté, avec ses sarments, directement à la Vigne qui est le Christ. « Je suis le cep, vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruit, car sans moi vous ne pouvez rien faire. Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors, comme le sarment, et il sèche; puis on ramasse les sarments, on les jette au feu, et ils brûlent. Si vous demeurez en moi, et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez, et cela vous sera accordé. Si vous portez beaucoup de fruit, c’est ainsi que mon Père sera glorifié, et que vous serez mes disciples. Comme le Père m’a aimé, je vous ai aussi aimés. Demeurez dans mon amour. Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour, de même que j’ai gardé les commandements de mon Père, et que je demeure dans son amour» (Jn 15, 5-10).
Il paraît incroyable, pour un croyant, que face au massacre religieux, spirituel et éthique actuel, il n’y ait, de la part du pape qui a renoncé à sa responsabilité de Souverain Pontife, aucune réaction scandalisée ou même de souffrance… Le regard est aseptisé : il se pose en chercheur qui observe le phénomène, prend acte de la situation et au lieu de se pencher sur les remèdes, évidents, de la Tradition de l’Eglise, soutient son autodestruction au profit d’un développement avancé de la culture, de la philosophie, de la théologie, de la sociologie et, donc, de l’Eglise. Le monde change et l’Eglise est tenue de changer, selon un dessein révolutionnaire. Dernier pape de l’ancien monde ou premier du nouveau ? « Je dirais les deux […] Je n’appartiens plus à l’ancien monde, mais le nouveau n’est pas encore tout à fait là ». Benoît XVI n’offre pas de certitudes doctrinales et dogmatiques. On en est arrivé aux conséquences problématiques de Vatican II ? Ce n’est pas le fait des progressistes, puisqu’ils ont agi « de façon correcte ». Et c’est ainsi que la conscience catholique est étouffée.
Dans le livre il est question, parmi les « scandales les plus courants », soit entre la pédophilie des prêtres et le cas Vatileaks, la levée de l’excommunication de l’évêque Richard Williamson (aujourd’hui en dehors de la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X), scandale par lequel le pape aurait ré-accueilli dans l’Eglise un négationniste de l’Holocauste.
Le monde juif s’insurgea et avec lui le quatrième pouvoir. Cependant le livre rend tout maintenant pirandelliènement clair : «Williamson était un converti anglican. Rome ne l’a pas plus reconnu comme évêque qu’elle n’a réhabilité la Fraternité, sans statut de droit canonique. Le thème du rapprochement entre juifs et chrétiens faisait au demeurant partie des principales préoccupations de Ratzinger. Sans lui, a déclaré Israel Singer, secrétaire général du Congrès juif mondial entre 2001 et 2007, le tournant décisif, historique même, dans les relations de l’Église catholique avec le judaïsme depuis deux mille ans n’aurait pas été possible. Sous Benoît XVI, comme l’a résumé Maram Stern, vice-président du Congrès juif mondial, cette relation est devenue meilleure « que jamais dans l’histoire ».
« Fan » de Jean XXIII, « complémentaire » de Jean-Paul II, entre deux sourires, comme le note souvent l’écrivain journaliste Seewald, Benoît XVI offre dans ce contexte un message religieux chrétien incertain, vide, terriblement horizontal.
Opération médiatique mondiale d’une Eglise en grande difficulté, sous le gouvernement de François, qui cherche à se couvrir de l’appui de Benoît XVI ? « Je suis une autorité sur comment faire penser les gens » affirme Charles Foster Kane, protagoniste et magnat des médias du film Le quatrième pouvoir (1941) d’Orson Welles. (Cristina Siccardi, dans Riscossa Cristiana, 10 septembre 2016).