6 septembre 2017, coup de tonnerre dans le landernau éditorial français : les Editions de l’Observatoire publient un livre d’entretiens du Pape François avec le sociologue Dominique Wolton.
Livre de rencontres plutôt, entre deux personnalités que tout semblait opposer : un sociologue spécialiste des sciences de la communication, agnostique revendiqué dont la connaissance de l’histoire de l’Eglise tient plus de la superficialité que d’une intime familiarité. Mais aussi un universitaire de gauche fasciné par l’aisance et la maitrise qu’a le pape de sa propre communication. Et, d’autre part, le pape François, inclassable, à la forte identité latino-américaine, amoureux du paradoxe comme de sa propre liberté, et dont le sujet du livre, « Politique et société » lui donne l’occasion de s’expliquer sur des sujets qui le passionnent. Ici, point d’enseignement, et encore moins de théologie. Ou si peu. A part sa « théologie du peuple », seule véritable argumentation du livre, quand tout le reste relève plutôt de l’intuition. Le peuple est une catégorie mythique, et non mystique nous dit le pape, à qui il prête cependant une dimension christique, messianique, et salvifique. Dès lors, sa pensée sociale et sa dialectique au sujet des pauvres comme des migrants, d’une Eglise « servante et non plus patronne » s’intègre parfaitement dans son système de pensée.
La modernité, la mondialisation, les migrants, le travail, l’Europe, le grand capital, l’argent, la laïcité, les droits de l’homme, la morale, les « tradis », le cléricalisme, l’islam… mais aussi les femmes et la psychanalyse, autant de sujets abordés par les deux hommes. Un livre touffu dont les limites tiennent à sa nature même : si ces rencontres – une douzaine en un an – furent vécues par Wolton comme un privilège exceptionnel, on regrette qu’il n’ait pas su garder une distance critique vis-à-vis du pape, comme s’il était aveuglé par cette simplicité, cette apparente souplesse qui est en réalité une caractéristique de l’âme latino-américaine. Et l’on regrette encore plus qu’il ait saisi cette opportunité pour développer, parfois lourdement, ses propres théories politiques, ne perdant jamais l’occasion, au passage, d’accabler l’Eglise de tous les maux, pensant ainsi donner un gage de neutralité à ce projet.
Mais le pape François ne se laisse pas facilement enfermer dans la dialectique d’un autre. Si cet échange lui donne l’occasion d’expérimenter cette culture de la rencontre, héritée du Concile et qu’il entend mettre au centre de la vie de l’Eglise, elle donne au lecteur une meilleure vision de sa personnalité et de ses idées. Aux questions du sociologue, il répond ce qu’il veut, quand il veut. Très à l’aise dans son époque, conscient de vivre dans un monde globalisé, il en maîtrise bien les codes de communication, sous une apparente spontanéité qui est un instrument de son message. « La communication a toujours quelque chose de désordonné ; au fond, elle fait croître la spontanéité » (…) « En revanche, poursuit-il, la rigidité, ce n’est que de l’ordre. Il n’y a là aucune communication ». Cette conception de l’ordre, trop rapidement évoquée, est une des clés de compréhension de son pontificat. Une société organisée, hiérarchisée, ordonnée au bien commun, et dont le cadre, les structures en assurent non seulement le bon fonctionnement mais la sécurité et donc l’épanouissement de ses membres – et dans l’Eglise, les conditions et les outils du Salut – est quelque chose dont il a horreur, dans l’Eglise comme dans la société civile. Il lui préfère la vitalité créatrice du peuple, et l’on comprend par extension sa conception très personnelle de la doctrine chrétienne – il parle d’idéologie chrétienne – et de la morale chrétienne. Si, à ce sujet, il affirme que la morale chrétienne est une conséquence de la rencontre de l’homme avec le Christ, et c’est ainsi que l’Eglise lui donne un sens, il veut aller plus loin. Evoquant Amoris laetitia, et plus précisément la communion aux divorcés remariés, il explique : « C’est quelque chose de clair et positif, que certains aux tendances trop traditionalistes combattent en disant que ce n’est pas la vraie doctrine.(…) Il y a quatre critères : accueillir, accompagner, discerner les situations et intégrer. Et ça, ce n’est pas une norme figée. Cela ouvre une voie, un chemin de communication ».
La communication, principe de vie et d’action du pape François ? Ce qui est certain, c’est qu’il est extrêmement attentif aux gestes, aux signes, aux symboles. Préférer la résidence Sainte-Marthe aux appartements pontificaux, porter une croix pectorale en argent plutôt qu’en or, mais aussi faire monter un imam dans sa papamobile ou s’inviter un moment dans une famille modeste de la banlieue de Rome, sont autant de signes politiques, car, dit-il la politique doit s’exercer dans la proximité avec le peuple. Conscient du basculement d’une époque où la communication est omniprésente, ultra-rapide mais de moins en moins personnelle, prenant acte de l’avènement d’une civilisation liquide où l’homme n’est plus considéré dans sa verticalité mais comme un produit d’échange, il tente de toute son autorité morale de corriger le mouvement : « je crois qu’on a besoin de l’unité de tous les peuples, comme l’Europe par exemple a besoin d’unité. (…) l’uniformité c’est ce qui tue les cultures. Et c’est aussi ce qui tue les personnes ».
C’est là qu’apparait l’une des formidables contradictions de la pensée bergoglienne : sa lucidité sur les ravages de la globalisation, la divinisation de l’argent, la « mondialisation de l’indifférence » s’accompagne d’une vision utopique, angélique du peuple mythifié : le peuple est le même partout, en France, en Italie, en Argentine, il faut le connaître pour le comprendre explique-t-il à plusieurs reprises, mais il évacue la question de son identité propre, de son enracinement… et de ses frontières. L’unité du peuple de Dieu est politique, et ne se réalise plus à travers l’universalité du christianisme : elle a ici le goût de l’utopie. (Marie d’Armagnac dans Monde et Vie, n. 945, 28 septembre 2017).