Rudolf Allers (1883-1963) a été un psychiatre catholique autrichien qui a eu le mérite de combattre de l’intérieur la psychanalyse de Sigmund Freud (1856-1939) dont il avait fréquenté les cours à Vienne. Allers s’éloigna des théories freudiennes en s’approchant du psychologue viennois Alfred Adler (1870-1937). En 1927, avec Viktor E. Frankl (1905-1997), Allers quitta l’Association de Psychologie individuelle fondée par Alfred Adler et, grâce au père Agostino Gemelli (1878-1959), il approfondit la conception thomiste de l’homme et de son rapport avec Dieu. Allers traduisit en allemand l’œuvre de saint Thomas De ente et essentia et entra en contact avec Edith Stein (1891-1942) qui, à son tour, venait d’abandonner Heidegger pour redécouvrir le thomisme.
En 1938 Allers fut invité à la Catholic University of America où il enseigna la philosophie pour dix ans en terminant sa carrière à la Georgetown University. Cet itinéraire explique l’intérêt qu’un éminent disciple contemporain de saint Thomas, Louis Jugnet (1913-1973), eu pour Allers. Philosophe réaliste et thomiste, «converti» à la doctrine du Docteur angélique à l’âge de dix-sept ans, Jugnet enseigna d’abord, après sa réception à l’agrégation de philosophie, à Châteauroux, puis, à partir de 1945 et jusqu’à sa mort, à Toulouse au lycée Pierre-de-Fermat (Lettres et Première supérieure) ainsi qu’à l’Institut d’Etudes Politiques. En 1952, il fonde un cercle de conférences ouvertes à ses étudiants, auquel il donne le nom de Cercle Saint Pie X. Dans l’ouvrage que Jugnet consacre à Allers en 1950, il s’employa à percer le mur du silence existant alors en France, et dans les milieux catholiques français, à propos de ses travaux (Rudolf Allers ou l’anti-Freud. Un psychiatre catholique, Editions de Chiré, 2021, 128 pages, 14 euros).
Éclairantes sont les pages qu’Allers consacre à une maladie si répandue à notre époque : la névrose. « La seule personne qui puisse être entièrement libre à l’égard de la névrose – écrit-il dans son livre Das Werden der sittlichen Person, traduit en anglais en 1932 sous le titre The Psychology of Character – est l’homme dont la vie se passe en dévouement authentique aux obligations naturelles et surnaturelles de la vie. En d’autres termes, au-delà du névrosé, il n’y a que le saint » (p. 73). En effet, poursuit-il, « la santé morale, au sens strict, ne peut se développer que sur le terrain d’une vie sainte, ou, du moins, une vie qui tende à la sainteté » (p. 70). Et pour approfondir ce concept, il répond à une requête d’éclaircissement de Louis Jugnet, avec une lettre en date du 6 octobre 1949 : « J’ai dit, comme vous le savez, que seul le saint est vraiment au-delà de la névrose. Bien sûr, il y a beaucoup de gens qui ne manifestent aucune trace de névrose et qu’on peut considérer comme parfaitement normaux. Mais ce qui les distingue du saint, c’est que celui-ci est immunisé contre la névrose, il ne sera névrosé en aucun cas. Pour lui, le conflit métaphysique – aujourd’hui, je préférerais dire : ontique – n’existe plus ; il est au-delà de la névrose parce qu’il est au-delà de la révolte : mais on ne peut naturellement en conclure que les hommes non-névrosés soient par là même des saints… Je voudrais insister sur le fait que je parle ici de la sainteté héroïque, la sainteté au sens strict du mot. La “sainteté ontologique”, c’est-à-dire l’état de grâce justifiant l’espérance du salut éternel peut sans doute coexister avec un état névrotique. [Allers ne confond donc nullement névrose et péché.] C’est possible, mais je crois que c’est rare. Pourquoi ? Le névrosé est en général trop préoccupé de soi-même, fondamentalement égocentrique » (p. 76).