Sandro Magister a décrit la blessure infligée au mariage chrétien par les deux Motu proprio du pape François dans un article approfondi (chiesa.espresso.repubblica.it), qui vient s’ajouter aux observations d’Antonio Socci dans Libero (www.liberoquotidiano.it), de Paolo Pasqualucci sur le site Chiesa e postconcilio (chiesaepostconcilio.blogspot.it) et à mon intervention dans Correspondance européenne (www.correspondanceeuropeenne.eu).
Le climat de préoccupation sérieuse au Vatican est venue par ailleurs de l’article du Die Zeit le 10 Septembre (www.zeit.de) sur le dossier qui circulerait au Vatican contre la réforme des processus de nullité matrimoniale par le Pape François.
Voilà qu’un problème délicat se pose pour bien des consciences. Quel que soit le jugement que nous portons sur le Motu proprio, ce texte se présente comme un acte de gouvernement personnel et direct du Souverain Pontife. Mais un pape peut-il se tromper dans la promulgation de lois ecclésiatiques? Et, en cas de désaccord, ne convient-il pas malgré tout de garder une attitude de silence à son égard? La réponse nous est donnée par la doctrine et par l’histoire.
En effet, il est arrivé de nombreuses fois que des Papes commettent des erreurs dans leurs actes politiques, pastoraux et même magistériels, sans que cela porte en aucune manière préjudice au dogme de l’infaillibilité et de la primauté romaine. La résistance des fidèles à ces actes erronés, et dans certains cas illégitimes, des Souverains Pontifes a toujours été bénéfique pour la vie de l’Église.
Sans remonter trop loin dans le temps, je m’arrêterai sur un événement qui remonte à deux siècles. Le pontificat de Pie VII (Gregorio Chiaramonti: 1800-1823), comme celui de son prédécesseur Pie VI, connut des moments de tension douloureuse et de lutte âpre entre le Saint-Siège et Napoléon Bonaparte, empereur des Français.
Pie VII signa, le 15 Juillet 1801, un concordat avec Napoléon, pensant mettre un terme à l’ère de la Révolution française, mais Bonaparte montra bientôt que sa véritable intention était de former une église nationale asservie à sa puissance. Le 2 Décembre 1804, Napoléon se couronna empereur de ses propres mains, et quelques années plus tard, il envahit à nouveau Rome annexant les États pontificaux à la France. Le pape fut emprisonné et transféré à Grenoble puis à Savona (1809-1812).
L’opposition s’accentua à l’occasion du second mariage de l’Empereur. Napoléon avait épousé Joséphine de Beauharnais le 2 Décembre 1804, la veille du couronnement, quand l’impératrice s’était jetée aux genoux de Pie VII et lui avait avoué n’être unie à l’empereur que par le mariage civil. Le pape avait fait savoir à Napoléon qu’il ne procéderait pas au couronnement, sinon après le mariage religieux. Le mariage fut célébré précipitamment dans la nuit par le cardinal Fesch, oncle de Napoléon. Joséphine, cependant, ne donna aucun héritier à Napoléon et ses origines étaient trop humbles pour celui qui voulait dominer l’Europe en nouant des liens familiaux avec ses dirigeants. L’empereur décida donc de faire annuler le mariage pour épouser Marie-Louise d’Autriche, fille du plus important souverain européen.
En 1810, par un Senatus Consultus le mariage civil fut dissous et immédiatement après le tribunal diocésain de Paris décréta la nullité du mariage religieux de Napoléon avec Joséphine. Le Saint-Siège ne reconnut pas cette déclaration de nullité, émanant de prélats complaisants, et quand, le 2 Avril 1810, l’empereur entra dans la chapelle du Louvre pour ses secondes noces avec Marie-Louise, il trouva vides les places réservées aux treize cardinaux invités à la cérémonie. L’empereur les traita de rebelles et d’ennemis de l’Etat, parce que par leur geste, ils avaient voulu exprimer leur conviction que la nullité de son mariage ne pouvait être ratifiée que par le pape. C’est pourquoi les treize cardinaux furent condamnés à déposer immédiatement habits et insignes et à revêtir l’habit de simples prêtres: d’où le nom de «cardinaux noirs» ou «zelanti» , par opposition aux «rouges», fidèles à Napoléon et favorables à son mariage.
Pie VII oscillait entre les deux tendances, mais le 25 janvier 1813, épuisé par la lutte, il signa un traité entre le Saint-Siège et l’empereur où il souscrivait à un certain nombre de conditions incompatibles avec la doctrine catholique. Le document, connu sous le nom “concordat de Fontainebleau”, acceptait en effet le principe de la soumission du Saint-Siège à l’autorité nationale française, remettant de fait l’Eglise dans les mains de l’Empereur.
Cet acte par lequel le Pape agissait publiquement en tant que chef de l’Eglise catholique, fut immédiatement jugé catastrophique par les catholique contemporains, et il est toujours considéré comme tel par les historiens de l’Église.
Le père Ilario Rinieri qui a consacré trois volumes à l’étude des rapports entre Pie VII et Napoléon écrit que le Concordat de Fontainebleau «fut ruineux comme jamais, tant pour la souveraineté du Pontife romain que pour le Siège apostolique lui-même» (Napoleone e Pio VII (1804-1813). Relazioni storiche su documenti inediti dell’archivio vaticano, Unione Tipografico-Editrice, Turin 1906, vol. III, p. 323), ajoutant: «Comment donc le Saint-Père Pie VII a-t-il pu se laisser induire à signer un traité qui contenait des conditions si désastreuses, c’est un de ces phénomènes, dont l’explication va au-delà des droits de l’histoire» (ibid, p. 325).
«Il est impossible de décrire l’impression sinistre et l’effet déplorable qu’avait produit la publication de ce Concordat», rappelle le cardinal Bartolomeo Pacca (1756-1844), dans ses Memorie storiche (Ghiringhello e Vaccarino, Rome 1836, vol. I, p. 190). Bon nombre de personnes qui avaient accueilli le concordat avec enthousiasme et qui, tout en le critiquant à voix basse, n’avaient pas osé le dire publiquement, par servilité ou doctrine théologique erronée.
Le cardinal Pacca, pro-secrétaire d’État de Pie VII, appartenait en revanche au parti des cardinaux qui, après avoir tenté en vain de dissuader le Pape de signer le document, déclarèrent qu’ «il n’y avait pas d’autre remède au scandale donné au catholicisme et aux maux très graves qu’aurait infligé à l’Eglise l’exécution de ce Concordat, qu’un retrait rapide et une annulation générale de tout, de la part du pape»; et ils alléguaient l’exemple bien connu dans l’histoire ecclésiastique de Pascal II (Memorie storiche, vol. II, p. 88).
La rétractation arriva. Face aux remontrances des cardinaux «zelanti», Pie VII, avec une grande humilité, se rendit compte de son erreur et, le 24 mars, il signa une lettre à Napoléon, dans laquelle on peut lire ces mots: «De ce papier, bien que signé par Nous, nous dirons à Votre Majesté ce que dit notre prédécesseur Pascal II dans le cas similaire d’un écrit signé par lui, contenant une concession en faveur d’Henry V, dont sa conscience eut raison de se repentir, c’est-à-dire, “comme nous reconnaissons cet écrit comme un méfait, pareillement, nous le confessons comme un méfait, et avec l’aide du Seigneur, nous voulons qu’immédiatement il soit rectifié, afin qu’il n’en résulte aucun tort à l’Eglise, et aucun préjudice à notre âme» (Enchiridion, cit., n. 45, p. 16-21).
En Italie, on n’eut pas immédiatement connaissance de la rétractation du pape, mais seulement de la signature déjà advenue du Concordat. Ainsi, le Vénérable Pio Bruno Lanteri (1759-1830), qui dirigeait le mouvement ‘Amicizie Cattoliche’ (amitiés catholiques), composa immédiatement un texte de ferme critique de l’acte du pape, écrivant entre autres: «On me dira que le Saint-Père peut tout, ‘quodcumque solveris, quodcumque ligaveris etc.’ C’est vrai, mais il ne peut rien contre la constitution divine de l’Eglise; il est le vicaire de Dieu, mais il n’est pas Dieu, ni ne peut détruire l’œuvre de Dieu» (Scritti e documenti d’Archivio, II, Polemici-Apologetici, Edizione Lanteri, Rome-Fermo 2002, p. 1024 (pp. 1019-1037)).
Le Vénérable Lanteri, qui était un ardent défenseur des droits de la papauté, admettait la possibilité de résister au Pontife en cas d’erreur, sachant que le pouvoir du pape est suprême, mais pas illimité et arbitraire. Le pape, comme tout fidèle, doit respecter la loi naturelle et divine, dont il est, par mandat divin, le gardien. Il ne peut pas changer la règle de la foi ni la constitution divine de l’Eglise (par exemple les sept sacrements), de même que le souverain temporel ne peut pas changer les lois fondamentales du royaume, parce que comme le rappelle Bossuet, en les violant, «on bouleverse tous les fondements de la terre» (Ps. 81: 5) (Jacques-Bénigne Bossuet, Politique tirée des Propres Paroles de l’Ecriture Sainte, Droz, Genève 1967 (1709), p. 28).
Personne ne pourrait accuser le cardinal Pacca de langage trop fort, ou Pio Bruno Lanteri de manque d’attachement à la papauté. Les concordats, comme les Motu proprio, les constitutions apostoliques, les encycliques, les bulles, les brefs, sont des actes législatifs qui expriment la volonté papale, mais qui ne sont pas infaillibles, à moins que le Pontife, en les promulguant, n’entende définir des points de doctrine ou de morale contraignants pour chaque catholique (R. Naz, Lois ecclésiastiques, in Dictionnaire de Théologie catholique, vol. VI, coll. 635-677).
Le Motu proprio du Pape François sur les nullités de mariage est un acte de gouvernement qui peut être discuté et retiré par un acte de gouvernement ultérieur. Le Motu proprio Summorum Pontificum, du pape Benoît XVI, du 7 Juillet 2007, sur la liturgie traditionnelle a été débattu et lourdement critiqué (voir par exemple, la confrontation à deux voix Andrea Grillo-Pietro De Marco, Ecclesia universa o introversa. Dibattito sul motu proprio Summorum Pontificum, Edizioni San Paolo, Cinisello Balsamo (MI) 2013).
Le Motu proprio du pape François, qui est à ce jour son acte de gouvernement le plus révolutionnaire, n’est pas encore en vigueur, jusqu’au 8 décembre 2015.
Est-il illégitime de demander qu’au Synode, on discute de cette réforme du mariage et qu’un groupe de cardinaux «zelanti» en demande l’abrogation? (Roberto de Mattei)