Si les hommes qui nous gouvernent, les « Jupiter » autoproclamés et autres charlatans du monde politique descendaient quelquefois de leur olympe de privilégiés républicains pour se mêler au menu peuple, voire aux Français moyens, peut-être comprendraient-ils enfin l’exaspération qui s’est emparée du pays, exaspération qu’en dépit de la crise des « gilets jaunes », des grèves, des manifestations, ils s’obstinent à ignorer. Le jeu est plus dangereux qu’ils le croient et une explosion de violence incontrôlable qui mêlerait toutes les rancœurs, désillusions, colères amassées depuis des années, sur lesquelles se grefferaient débordements des casseurs d’extrême gauche et revendications « communautaires » n’est nullement à exclure et pourrait se révéler un cocktail détonnant. Quant à savoir comment cela finirait, c’est une autre histoire, qui promettrait d’être sanglante.
Seulement, les hommes qui nous gouvernent descendent rarement de leur olympe, sinon en des occasions préparées qui leur interdisent de prendre la pleine mesure de la colère qui monte sous des apparences de lassitude, de résignation et de dégoût dont l’abstention électorale est un révélateur.
Pamphlets, caricatures, satires ou pasquinades sont d’autres signes avant-coureurs des crises à venir qui n’en sont pas toujours désamorcées pour autant, ces soupapes de sécurité ne fonctionnant qu’un temps, quand elles ne contribuent pas, l’histoire l’a maintes fois prouvé, à déclencher l’explosion. Aussi conviendrait-il de prendre au sérieux ce que disent, fût-ce sous l’apparence de la plaisanterie, ceux qui épinglent les travers de nos dirigeants.
À quelques jours d’élections municipales, la parution du roman charge de Philippe Colin-Olivier, Qui a tué le maire de Paris ? (éditions Pierre-Guillaume de Roux. 250 p. 18 €) en dit long, sous l’apparence de la plaisanterie, sur l’exaspération française.
Jean-Jacques (JJ pour les médias …) Navalo, élu premier édile de la capitale, grâce à son physique, soigneusement retouché, de jeune premier, son dynamisme jamais pris en défaut, grâce à un emploi intensif de cocaïne et d’amphétamines, son intarissable don d’orateur, qui doit tout au talent de ses « nègres », disparaît sans laisser de trace après une nuit passée en compagnie de l’une des innombrables conquêtes féminines qu’il collectionne. Aucune revendication politique, aucune piste terroriste … Harcelée par le Président de la république, la préfecture de police est sur les dents. Sans résultat.
Reste à rouvrir les dossiers de tous ceux qui, ces derniers temps, avaient, d’une façon ou d’une autre, manifesté en actes ou en paroles, leur détestation de Navalo. Car, sous ses dehors sympathiques, c’est fou ce que le maire s’était fait d’ennemis parmi les Parisiens. Du commerçant menacé de faillite par les nouvelles normes de stationnement à l’ami de la nature inconsolable de la destruction des serres d’Auteuil et leurs admirables collections botaniques voulues par Louis XV, de l’amant désespéré décidé à venger la bien-aimée morte sous les roues d’un semi-remorque pour avoir cru aux bienfaits du vélocipède en milieu urbain, en passant par le Parisien écrasé sous les impôts locaux destinés à financer les Gay Games et l’homme d’affaires auquel les difficultés de circulation ont coûté le contrat du siècle, ils sont nombreux, ceux qui ont rêvé, et parfois tenté, d’occire Navalo, incarnation de tout ce qu’ils haïssent, de tout ce qui détruit leur ville et leurs vies.
Ne vous y trompez pas : sous les apparences d’une enquête policière, bien enlevée d’ailleurs et au dénouement réjouissant, il s’agit d’une description au vitriol du monde politique français, de ses travers, ses bassesses, sa vulgarité ; il s’agit, surtout, d’une analyse féroce de tout ce qui, peu à peu, a exaspéré, jusqu’à les rendre enragés, de braves gens d’ordinaire quelque peu moutonniers.
Philippe Colin-Olivier n’a pas peur des situations lestes et des mots salaces. Son roman n’est donc pas à mettre, comme on disait autrefois, « entre toutes les mains ». Mais il est vrai qu’en la matière, la réalité a, depuis qu’il a écrit son livre, dépassé la fiction et qu’il n’avait pas imaginé un candidat émule de Navalo victime de pratiques intimes qui l’eussent jadis expédié devant un tribunal pour exhibitionnisme … Derrière ces gaillardises, de vieille tradition rabelaisienne, il faut retenir que le seul fait d’imaginer, sans passer pour fou, une société dans laquelle l’envie de tuer les élus par tous les moyens s’empare d’un nombre croissant de citoyens, s’il relève encore de la catharsis, est néanmoins révélateur d’un climat pré insurrectionnel qui n’est plus privilège parisien. (Anne Bernet)